OFF #4 | La newsletter pour reprendre le contrôle

Mars 2023

Pour cette quatrième édition de OFF, je vous propose un concept simple mais, je crois, inédit: les SPO (Single-Purpose Objects). [addendum : Mon éditeur français, FYP, me suggère que je les renomme OUF — Objets à Une seule Fonction]

Quand j’étais petit, je me souviens que je rêvais d’avoir un petit objet, à cheval entre une baguette magique et un couteau suisse, qui tienne dans ma poche et m’accompagne partout, remplaçant mes jouets, mes livres et autres affaires que j’avais dans ma chambre.

Quand les téléphones portables sont arrivés, il n’était pas évident que ceux-ci allaient progressivement satisfaire un tel fantasme. Et c’est pourtant ce qui s’est progressivement produit. Même avant l’arrivée du smartphone, les portables ont enrichi leurs fonctionnalités, au-delà des appels et SMS, et sont devenus nos réveille-matins, calculatrices, lampes électriques, appareils photo, etc. Si bien qu’ils ont commencé à nous accompagner à tout moment pour devenir souvent le premier objet auquel on touche en se réveillant et le dernier avant de s’endormir.

Mon rôle ici n’est pas de poursuivre une description qui pourrait devenir rapidement banale et qui nous amènerait à énumérer tout ce à quoi un smartphone permet de faire aujourd’hui… mais comme toujours, d’analyser le prix que nous payons et ne percevons pas toujours pour des innovations dont les bénéfices sont aussi séduisants qu’évidents. Et aussi, d’esquisser des pistes de solutions pour reprendre le contrôle de nos vies.

Le coût que nous assumons en concentrant autant de fonctionnalités en un appareil si pratique peut se résumer en trois points :

1. Des instruments de surveillance sans précédent

À travers eux, nous livrons sur un plateau et de manière unifiée, une masse phénoménale de données qui décrivent une grande partie de nos vies – et ce, même lorsque nous ne les utilisons pas. Cela permet à des tiers d’avoir un portrait très précis de chacun d’entre nous et notamment, de déduire nos biais cognitifs, ce qui nous rend de plus en plus contrôlables.

2. Une source de distraction difficilement surmontable

Toutes ces fonctionnalités sont en concurrence les unes avec les autres pour ce bien si précieux et monétisable qu’est notre attention. Les smartphones sont bourrés de hameçons de plus en plus puissants pour capter notre temps et notre attention, bien au-delà de ce qui nous est utile. Un Américain consultait son smartphone 52 fois par jour en moyenne en 2018… et 96 fois en 2022.

3. Une invitation à externaliser nos fonctions cognitives

Toujours à portée de main, le smartphone nous invite à avoir constamment recours à lui pour résoudre des problèmes que nous avions l’habitude d’affronter par nous-mêmes : exécuter un calcul simple, se déplacer à trois rues de là où nous nous trouvons, se souvenir d’un code ou numéro quelconque, mémoriser une liste, etc. Le problème – que je décris en détail dans Anesthésiés) – c’est qu’en déléguant ces fonctions à la machine à tout moment, nous finissons par perdre ces facultés et à devenir dépendants.

L’amnésie digital fait que nous ne nous souvenions pas d’informations dont nous savons qu’elles sont accessibles. Il y a 8 ans, la moitié des personnes ne connaissaient déjà pas le numéro de leur conjoint.

Il me semble que ces trois points affectent directement qui nous sommes. Je considère particulièrement problématique le second, car faire preuve de présence d’esprit, être disponible pour soi-même ou pour les autres (que ce soit en famille, au travail, ou quand on veut être concentré) requiert une capacité d’attention suivie qui se voit érodée par ce zapping constant qui a envahi notre quotidien. Sans parler des effets plus indirects, tels que sur la santé mentale des adolescents dont la forte détérioration depuis une décennie fait l’objet de beaucoup de débats en ce moment.

Ces nouvelles baguettes magiques dont je rêvais quand j’étais petits sont donc conçues, en grande partie, pour s’immiscer dans nos vies de différentes façons, et en extraire ce qu’elle peut exploiter : données, attention, capacités.

Comment nous protéger contre ces risques?

Peut-être devrait-on tout simplement renoncer, au moins dans certains domaines de notre vie, à ce fantasme consistant à tout concentrer en un seul objet. C’est dans cet esprit que je recommande ce que j’appelle les « Single-Purpose Objects » (SPO), c’est-à-dire tous les objets ou dispositifs déconnectés qui ne servent essentiellement qu’à une seule chose : montres, radios, GPS, livres physiques, reproducteurs de musique, téléphones fixes ou inintelligents, portes-monnaie, etc.

Ces derniers ont tendance à devenir moins fréquents et même, à être considérés obsolètes à mesure qu’ils sont substitués par une application de plus qui tient dans notre smartphone. Ne sont-il que de futures antiquités? Le fait de vouloir les conserver ou les récupérer dénote-t-il simplement une certaine nostalgie?

Je pense que nous nous trouvons à un moment intéressant car, malgré le mouvement accéléré qui consiste à concentrer tous nos outils en un appareil, les SPO n’ont pas complètement disparu de nos vies. La plupart d’entre nous avons toujours de bons vieux livres, un poste de radio, voire un réveille-matin quelque part dans un tiroir. Ne pas s’en défaire lors du prochain grand ménage pourrait être une idée plus clairvoyante que ce qu’on imagine.

En effet, ces objets non-connectés ont plusieurs mérites :

  1. Ils ne collectent pas nos données lorsqu’on tourne une page, qu’on appuie sur un bouton ou qu’on prend un virage à droite ou à gauche…

  2. Ils n’apprennent donc rien sur nos coix, goûts musicaux, l’heure à laquelle on se réveille, etc. et ne déduisent rien à partir de la durée de nos appels ou de la proximité que nous avons avec telle ou telle personne.

  3. Ni le business model, ni la conception d’un SPO ne reposent sur sa capacité à capter notre temps à tout moment afin gratter quelques minutes de plus de notre attention (ils ne sont d’ailleurs pas très bons à cela par rapport aux smartphones : c’est notamment pour cela que nous lisons de moins en moins, par exemple).

  4. Ils ne sont donc pas des agents de distraction : au contraire, ils favorisent notre concentration. Ce n’est pas pour rien qu’on apprend mieux sur du papier que sur un écran, comme le montrent de nombreuses études.

Certes, ils occupent un peu plus de place qu’un smartphone, mais c’est peut-être le prix à payer pour retrouver notre liberté ?

Et puis, à quoi ressembleraient nos maisons sans ces derniers ?

Je vous propose trois défis pour le prochain mois :

  • Utiliser un réveille-matin et ne pas dormir avec son smartphone sur sa table de nuit.

  • Acheter un journal physique ou un magazine de temps en temps. Retrouver du papier dans nos mains et centrer notre attention sur ce qu’on lit sans être perturbé par un banner publicitaire clignotant aide à se retrouver soi-même.

  • Ne pas payer dans des commerces avec son smartphone. Dans la mesure du possible, utiliser de l’argent liquide ou sa vraie carte de crédit.

Les “Single-Purpose Objects”

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Une fois par mois, je propose une réflexion sur une facette spécifique de l’influence du numérique dans nos vies afin de gagner en compréhension face au bouleversement accéléré de notre quotidien.